Chers Amis,
Je reviens de l'église.
Une église parisienne où était célébrée la cérémonie d'adieu à Patrice.
Patrice, avocat au Barreau de Paris, mon Ami, mon cher Ami.
Patrice, un juif baptisé.
Pourquoi baptisé ?
Simplement parce qu'il est né en 1945, parce que ses parents ont voulu le protéger, au lendemain de l'horreur barbare.
Naître juif au mois de juin 1945 dans une France traumatisée par une honte dont elle ne fut pas seulement victime, quel destin en effet.
Ainsi Patrice naquit-il juif baptisé.
Dans cette double appartenance, il puisa l'agnosticisme qui nous permettait de nous comprendre, quant à ces questions de la spiritualité.
Dans cette double appartenance, il écrivit son originalité.
Avec cette double appartenance, il a été aujourd'hui accompagné, selon le
rite juif au funerarium des Batignolles, et selon le rite catholique dans une église parisienne.
Je reviens de l'église.
Pour que vous adressiez vos pensées à Patrice, je vous donne les mots que j'ai écrits pour lui et que j'ai dits aujourd'hui, dans cette église.
Ce fut une belle cérémonie, digne, émouvante.
Avec ce rite qui, selon moi, est le plus beau rite catholique, celui de l'encensement du corps.
J'ai seulement regretté qu'il n'ait pas duré assez longtemps, qu'aucune musique ne l'accompagnât (pour ma petite soeur, il y eut le "Pie Jesu" du Requiem de Fauré et c'était sublime), que le prêtre célébrant n'ait pas murmuré quelques mots en l'accomplissant, des mots qui devraient, toujours selon moi, exprimer les excuses et la désolation de Dieu à raison des souffrances et des chagrins infligés à son enfant dans cette vallée de larmes.
Non, je ne vois pas pourquoi Dieu ne présenterait pas des excuses à son enfant, au moment de l'accueillir sur le seuil de sa maison.
C'est sans doute pour cela aussi que je suis agnostique.
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S'il était un tableau, Patrice, l'album de notre amitié serait impressionniste.
Des demi-teintes, traversées par des tons clairs et aussi de beaux éclats.
Un album qui ressemble à ton regard.
Ce regard où scintillaient la gaîté, le sens de la dérision et la
curiosité, dans une brume de mélancolie, d’inquiétude et de choses tues.
Ce regard qui, de dîner convenu en dîner voulu, de rendez-vous rituels en
rencontres choisies, m'a donné envie de te connaître mieux et davantage.
Nous sommes devenus Amis.
Une amitié qui s'est construite en quinze ans, ici une pierre dense, là un joli trait de couleur.
Une amitié qui n'avait pas besoin de se dire, seulement d'exister, au gré des occasions qui lui furent données d'exister.
Une amitié qui, aujourd'hui, voudrait faire entendre dans ces quelques mots la musique douce de l'estime et de l'affection, plutôt que la sombre musique de la tristesse.
La musique que tu aimes, Patrice.
Je reviens à ton regard.
Chez un timide, un secret, un réservé, un mutique dans ton genre, seul le
regard a le pouvoir de dire la quintessence de l'intelligence, du cœur et de l'âme.
Dans l'ambre de ton regard, tout était dit.
Mais encore fallait-il te regarder.
Tu espérais le regard des autres mais tu n’osais pas le provoquer.
Dans l’ambre de ton regard, s’exprimait celui qui n’ose pas s'exposer, celui qu'il faut deviner.
Dans l’ambre de ton regard, pourtant, vibrait l'homme riche de son histoire, de ses passions et de ses drames, riche de ce qu'il ne mettait pas en scène, ni même ne dévoilait.
Un jour, j'ai vu ton visage se crisper, j'ai entendu ta voix se briser, je t'ai entendu réprimer un sanglot, tu allais me parler d'un chagrin violent et écrasant, mais tu ne l'as pas fait.
Je ne t'ai posé aucune question, et nous n'en avons plus jamais parlé.
Seulement, tu m'as autorisée à savoir que ce chagrin existait, et c'était la plus grande preuve de confiance que tu pouvais me donner.
Dans mon album, cette image de toi restera gravée.
Mais d'autres aussi.
Ton sens de l'humour, l’intensité de ton aspiration à faire sauter les
verrous du manque de confiance en soi, tes éclats de rire soudains, ton authentique goût des autres.
Et ta classe, une classe innée, seulement venue de l'intérieur.
Un autre jour, tu m'as écoutée te parler d’un chagrin violent et écrasant que la vie m'a infligé.
Sans me poser aucune question, tu m'as écoutée, inlassablement.
Il y avait du monde tout autour de nous, mais cela n'avait aucune
importance, et je me rappelle ton attention entière, pudique, vraie et généreuse.
Dans mon album, cette image de toi restera gravée
Quand nous sommes-nous rencontrés pour la dernière fois, Patrice ?
C'était dans une église, tu t'en souviens, pas très loin du Palais de justice où est née notre amitié.
Une pianiste japonaise y donnait un récital Chopin.
Singulier concert que tu m'avais offert de partager…
Tu te rappelles combien cette musique où coule la fragilité humaine était saisissante, en ce lieu sacré.
Moi, je me rappelle ton enthousiasme.
Et je me rappelle aussi ma gratitude parce que, grâce à toi, j'avais vécu ce beau moment.
Dans mon album, cette image de notre amitié restera gravée.
Hier, Saint Julien le Pauvre,
Aujourd'hui, Sainte Jeanne de Chantal,
D'une église à l'autre,
D'hier à aujourd'hui,
Notre amitié est fidèle à elle-même.
Sans fard, profonde, tenace.
Avec la peine que j'éprouve, Patrice, je pourrais peindre un tableau impressionniste, en mémoire de toi.
Un tableau à ta ressemblance, en clair et en obscur.
À propos d'obscur : les chagrins qui assombrissaient l’ambre de ton regard, nul doute que tu les laisses ici.
Alors, à propos de clair : je veux croire que la joie et l'instinct du bonheur, tu les emportes avec toi, ailleurs.
Et la consolation aussi.
Pour toujours.
Je t'embrasse, Patrice.
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Amitiés.
Véronique